Politique

La « question noire » aux Etats-Unis : une impasse

La Croix 28/8/1965

 

La « question noire » en Amérique ne paraît s'apaiser parfois que pour mieux resurgir. Elle ne sort de l'actualité immédiate que pour y revenir, aggravée. Devant ce problème douloureux, je souhaiterais que nous, Français, nous gardions d'une pharisaïque bonne conscience. Un tel mouvement nous est malheureusement presque instinctif. Lors de nos difficultés « coloniales », le peuple américain a trop souvent tenté, en une sorte de transfert psychanalytique, de nous faire expier ce péché originel qu'il portait en lui. Mais, justement, évitons de commettre faute analogue. Tant que les Antillais ou Africains ne sont que relativement rares en France, ne pas nous abandonner au racisme est facile et la sympathie (non toujours exempte de racisme inversé) peut guider nos relations avec eux. Méfions-nous de nous-mêmes pourtant : ils sont de plus en plus nombreux et,  dans un cahier à la fois courageux et perspicace, l'ESNA41, qui a déjà tant fait pour les travailleurs nord-africains en France, vient d'alerter à la fois l'opinion et les Pouvoirs Publics sur les conséquences, pour peu qu'elle s'accentue encore, de cette immigration noire en France. N'accablons donc pas les Américains pour ce qui peut être un de nos péchés de demain. Que chacun de nous s'interroge plutôt sur ce qu'il fait pour ces Africains ou Antillais qui d'ores et déjà sont dans notre pays ?

Et puis, quels que soient leurs torts et l'odieux du racisme, ayons pitié des Américains : ils se trouvent en face d'un problème humainement presque insoluble comme tous les conflits de minorités. De l'affaire des Sudètes à la guerre d'Algérie, les grands conflits de notre temps, les plus douloureux et les plus sanglants ont été, au moins à l'origine, de ces conflits de minorités (qu'avec hypocrisie la Charte de San Francisco feint d'ignorer !). La guerre d'Algérie n'a été, en effet, qu'une fausse « affaire coloniale », résidant beaucoup moins dans la difficulté d'établir des rapports corrects entre une métropole et un « territoire dépendant » qu'en la cohabitation de communautés hétérogènes et blessées d'une peur mutuelle. Ces conflits n'ont trouvé de solution, même précaire, que dans d'atroces chirurgies sociales, qu'ils soient suspendus par des partages et des échanges inhumains ou terminés, ainsi en Algérie, par l'élimination d'une des communautés composantes. Oui, chirurgie atroce,  puisque la vie politique française en reste perturbée et que surtout l'Algérie, quelque soit l'honneur de l'indépendance et la joie d'une dignité retrouvée, garde une plaie sanglante : l'exode des pieds noirs a provoqué une sous administration et un manque de cadres intermédiaires qui voue ce pays à des décennies de difficultés.

Hélas ! Même ces chirurgies douloureuses jusqu'à l'atroce ne sont pas permises aux États-Unis, et c'est la caractère presque désespéré de leur « Question noire ». Il se reflète dans la littérature négro-américaine, si poignante, qui ne traduit pas seulement la plainte d'esclaves mal libérés, mais l'angoisse d'une communauté dans l'impasse à qui ne s'offrent, au moins pour le moment, ni la solution d'une indépendance par le partage, ni celle d'une intégration trop longtemps accordée dans le droit et si refusée dans le fait. Comment croire à la sincérité de son offre ? Au surplus, quand cette communauté souhaite l'intégration – et elle la souhaite – quelque chose au secret de son âme ne le refuse-t-il pas ?

Ne regardons pas ce drame du tranquille balcon d'une bonne conscience, qui (encore une fois l'ESNA nous le rappelle avec courage) peut bientôt perdre son courage. Au moins ne dénigrons pas, et rappelons-nous que si nulle action directe ne nous est imposée ni tracée, nous pouvons du moins et compatir et prier. Notre devoir est le plus simple et peut-être le plus efficace en face d'une solution apparemment impossible et que seule peut forcer la prière.


41 ESNA, 6 rue Barye, Paris 17ème. Hommes et Migrations, numéro spécial : « L'Approche des problèmes de la migration noire en France ».